9 Août 2020
Peut-être avez-vous besoin de relire le chapître précédent ? Ou de lire l'histoire depuis le début ?
9h22. Fini la récré! Le chuintement tonique des hideuses ballerines de Laurence met un terme à mon exploration. Avec sa jupe plissée et son chemisier à col Claudine, on dirait une petite-fille atteinte de progéria.“Bonjour. Ca va?” Nous échangeons quelques banalités avant qu’elle ne se plonge, serre-tête en avant, dans la relecture d’un compte-rendu. Sa place est à l’autre bout de l’open-space mais comme nous sommes seuls, ses insupportables petits bruits de bouche me sont parfaitement audibles.
Je décide de mâcher un chewing-gum pour la provoquer un peu. Ca ne loupe pas :
“Pfff! T’en as pas marre de ruminer comme une vache?” Lance-t-elle, pète-sec.
“Non.” Réponds-je avec un sourire.
“Franchement je ne comprend pas qu’on autorise les jeunes à prendre ce genre d’habitude! Mes enfants, je leur ai toujours interdit la gomme à mâcher et ils s’en portent très bien. Elle dit rien ta mère?”
Je l’ignore, riant intérieurement.
Non, ma mère ne dit rien, ma mère a dépassé l’idée que la “gomme à mâcher” était le premier pas d’un enfant sur le chemin de la perdition. Ma mère n’est pas une sale conne reac en fait.
Je sais que Laurence me méprise, enfin, c’est un mélange de mépris et de paternalisme. Si tu veux, je suis le petit jeune de basse extraction - pardon de “milieu modeste” - devenu cadre parce-que trop bon à l’école pour être livreur chez Pizza Hut. Mon teint “hâlé” souligne, pour qui sait que je ne reviens pas des Bahamas, les efforts accomplis par notre mère patrie pour intégrer les rejetons de la colonisation. Mais mon “manque d’éducation” trahit un excès de discrimination positive. Que les “jeunes comme moi” s’élèvent, c’est bien, mais point trop n’en faut : ce serait fâcheux que je concurrence Louis-Malo, Marie-Agnès ou Aude lorsqu’ils entreront sur le marché de l’emploi entre deux été à Saint-Jacut. “Marché de l’emploi”, rien que le mot, ça ne t’évoque pas l’esclavagisme?